Monsieur le recteur

 

Une trogne rouge, piquée de bubelettes violâtres et sortant d’un ébouriffement de cheveux couleur d’étoupe ! une bouche édentée, crapuleuse, grimaçante, au coin de laquelle, du matin au soir, jute un brûle-gueule sans cesse éteint et sans cesse rallumé ; un long corps bosselé, déjeté, dont la soutane graisseuse, rapiécée, accentue les angles, les crevasses, les exostoses, tel est monsieur le recteur du Bréno, petit village perdu, comme une île, dans la vaste lande morbihannaise. Toute la journée, monsieur le recteur va de porte en porte, de champ en champ, mendiant à l’un des sous, prenant à l’autre, œufs,beurre, laitage, ramilles mortes. Entre temps, il bouscule les filles, fesse les marmailles, menace tout le monde de l’enfer, hurle comme un bonze chinois, suce comme un roulier, et plus respecté avec cela que le bon saint Tugen qui guérit de la rage, et le grand Saint-Yves qui ressuscite les morts.

À peine si les habitants de ce pays maudit ont figure d’êtres humains. Sous de puants haillons, ils vont, puces terreuses que décharne la faim et que plombe la fièvre, échines dolentes, dos arqués de bêtes malades. Ils se nourrissent de lait caillé, d’eaux croupies, et, parfois, dans les bonnes années de pêche, de poisson sec qu’ils font pourrir au soleil, au bout de longues perches. La nuit, ils dorment sur les purins et les bouses fraîches des étables, pêle-mêle avec leurs bestiaux.

Et pourtant, M. le recteur, qui gouverne en souverain absolu cette population, a trouvé le moyen, sans secours extérieurs, en tondant implacablement, pendant dix années, sur cette misère, sur cette vermine, de bâtir une belle église, qui a coûté cent cinquante mille francs, et dont le clocher de granit rose, dominé d’une croix dorée, s’élance gaiement et sans remords du fonds de ce bourbier humain. Aussi dans les bourgs environnants, on dit de M. le recteur : « C’est un apôtre ! ».

Dimanche dernier, M. le recteur monta en chaire, la trogne ornée de rubescences nouvelles et plus terribles que jamais. Dans sa main, il agitait une bannière. C’était une vieille bannière usée, fanée, dont les franges étaient arrachées, dont la soie montrait de larges déchirures, une loque. La hampe en était gauchie ; la colombe d’or qui la terminait n’avait plus ni ailes ni pattes.

D’abord, M. le recteur se signa, et, tout d’un coup, dardant sur la foule des fidèles la piteuse bannière, il cria :

– Regardez-ça !... Est-ce une bannière ?... Et vous n’êtes pas honteux !... Tenez, cette belle soie rouge, elle est plus sale maintenant que les cotillons de la mère Tobic... Parce que vous êtes des cochons, tous des cochons, des cochons plus cochons que les vrais cochons de la foire d’Auray, est-ce une raison pour que vous laissiez les choses saintes, les choses de Dieu, de la très sainte Vierge, dans un état pareil de cochonnerie !... Oui da !... Vous croyez peut-être que je vais la sortir aux processions du pardon de Bekerel !... Mais je n’en voudrais pas seulement pour récurer mes marmites, pour nettoyer mon pot de chambre !... Tas de fainéants, de propres à rien, d’infidèles, de Pharisiens, vous aimez mieux vous gorger de ripailles, vous saouler comme des Anglais, forniquer comme des chiens : et ça vous est égal que le bon Dieu, la très sainte Vierge et tous les saints du Paradis s’en aillent nus et le derrière à l’air !... Je vais vous dire une chose, moi, parce qu’il faut que ça finisse : toutes vos saletés et toutes vos chienneries et toutes vos gobergeries ! il faut que ça finisse, une fois pour toutes... J’ai vu le bon Dieu cette nuit, et je vous réponds qu’il était en colère. Il m’a dit : « Je veux une bannière neuve, sacré matin ! une bannière riche, toute dorée, avec des broderies de soie, une bannière d’au moins soixante francs... je la veux, je la veux, je la veux... Jean-Marie donnera dix sous, Pierre Kernouz donnera vingt sous, la mère Tobic, qui est une vieille avare et une vieille voleuse, donnera quarante sous et un boisseau d’oignons ; le Dantu qui a vendu son veau la semaine dernière, donnera trois francs ! Et tous, tous les autres donneront trois sous, cinq livres de beurre, deux douzaines d’œufs, six mesures de blé, un minot de pommes de terre et un morceau de lard, bien gras, bien gras... » Voilà ce qu’il m’a dit, le bon Dieu !

Les fidèles étaient consternés ; aucun n’osait lever les yeux sur M. le recteur, qui continue, l’œil furibond, la bouche tordue de colère :

– Savez-vous ce que le bon Dieu m’a dit encore ?... Il m’a dit – ce sont ses propres paroles que je vous répète –, il m’a dit : « Et s’ils refusent de donner ce que j’exige, eh bien, leur affaire est claire ; je les changerai en chiens enragés, en veaux morts, en chats de mer, en chauves-souris, et ils iront tous en enfer ! »

Un ricanement, parti du bas de l’église, l’interrompit. Près de la porte, debout, un douanier se tenait, se dandinant, caressant sa barbiche grise et riant d’un rire sceptique et gouailleur. Furieux, l’écume aux dents, M. le recteur l’interpella :

– Pourquoi ris-tu, barbiche incroyante, gabelou du diable, mauvais serviteur de ton Dieu et de ton pays !... Crois-tu que Dieu ne te connaît pas ?... Crois-tu qu’il ignore tes méfaits, et les vols nocturnes, contrebandier !... Il m’a parlé de toi aussi : « Tu as dans ta paroisse, m’a-t-il dit, une barbiche impie... une canaille de barbiche... Cette vieille barbiche, au lieu de les remettre à ses chefs, va vendre à la ville les épaves trouvées et partage les mauvais gains avec les fraudeurs... Elle mérite le bagne !... Attends, attends ! si la barbiche ne donne pas une pièce de cent sous pour la bannière, elle ira au bagne d’abord, en enfer ensuite, telle est ma volonté ; tu la dénonceras aux gendarmes !... » Hein, tu ne ris plus maintenant, prévaricateur, employé concussionnaire, traître, relaps et forban !

Et s’adressant aux fidèles, il conclut :

– Vous avez entendu la volonté de Dieu !... Après la messe, vous viendrez au presbytère déposer vos offrandes. Et gare à celui qui manquera. Il y aura pour lui des pleurs et des grincements de dents.

Monsieur le recteur remisa la bannière dans le fond de la chaire, derrière lui, s’essuya le front d’où la sueur coulait :

– Maintenant, dit-il, autre chose. Et qu’on me comprenne bien. Dimanche 22 septembre[10], nous avons des élections. C’est un événement très grave. Il s’agit de renverser ces canailles, ces partageux, ces voleurs de biens nationaux, ces révolutionnaires, ces impies, toute cette fripouille qui gouverne la France, avec l’aide du diable. Votre candidat, le général Boulanger[11], l’a désigné. C’est pour lui qu’il faut voter, car le général Boulanger est un saint homme qui veut que les prêtres soient heureux et qu’on bâtisse des églises[12]. C’est l’envoyé de Dieu ! D’ailleurs, c’est moi qui vous donnerai les bulletins. Et si quelqu’un se permet de mettre dans l’urne un autre bulletin que celui que je lui aurai remis, il ira en enfer, tout droit, dans l’autre vie.

Après quoi, s’agenouillant, il bredouilla, dans un large signe de croix :

– In nomine Patri et Filii et Spiritus Sancti. Amen !

 

* * *

 

Au dehors, la lande déroulait sa pauvreté de terre à jamais stérile ; et là-bas, très loin, à l’horizon, sous le ciel mélancolique, un ruban de mer luisait, d’une pâle et morne clarté de suaire.

Contes III
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